CHAPITRE III

Des corps tournoyaient dans le vide. Bras et jambes étendus, ils tentaient, ces malheureux qui avaient été éjectés dans la dislocation du Sygnos, un essai pour planer. Les scaphandres dont tous étaient munis s’agrémentaient d’un petit parachute, bien utile quand on descendait sur une planète douée d’atmosphère.

Mais comme il s’agissait de la Lune, qui comme chacun sait en est parfaitement dénuée, lesdits parachutes seraient d’une utilité contestable.

Tous ne flottaient pas dans l’espace. Plusieurs demeuraient dans la carcasse démantibulée de l’astronef, entre autres Molvida et l’équipe qui lui était restée fidèle. Désorientés, déphasés, ils étaient dans un triste état. Mais jusqu’à nouvel avis, ils gardaient une chance de s’en sortir.

La chute, eu égard à la faible masse planétaire, ne présentait pas absolument les mêmes dangers qu’une même arrivée sur un monde de dimensions terrestres. Un certain ralenti était évident. Sensible surtout pour les corps isolés qui pourraient prendre contact avec le sol lunaire en feuilles mortes, évitant le choc violent en se boulant sur eux-mêmes comme tout parachutiste averti.

Cependant, le formidable tonnage du Sygnos n’arriverait pas à son terme avec autant de facilité. Aussi les cosmonautes envisageaient-ils malgré tout d’essayer de quitter l’épave, avant l’impact final.

Ils se reprenaient, se relevaient. Meurtris, couverts d’hématomes et d’ecchymoses dans leurs scaphandres, lesquels avaient subi quelques avaries mais par bonheur demeuraient étanches.

Les micros fonctionnaient et ils pouvaient échanger leurs impressions.

Les panoramiques totalement éclatés n’étaient plus d’aucune utilité et ils se tournaient vers les hublots pour observer les alentours.

— Étrange, murmurait Cyrille, je ne vois pas le sol avec netteté… On dirait qu’il y a une sorte de brume légère…

— Sur la Lune ? s’étonna Lynn-aux-yeux-violets.

— Peut-être, émit Titus, s’agit-il de ces nappes de gaz quelquefois repérées, qui ont souvent trompé les astronomes avant la conquête… Il ne s’agit pas d’un monde mort, comme l’assure ce brave Koonti…

— Pauvre Koonti !… Et où est-il passé ?

— On ne sait pas… Peut-être est-il de ceux qui sont en train de tomber…

Il y avait des instants de silence. Puis le dialogue reprenait :

— Le paysage n’est pourtant pas autre chose que celui de la Lune…

— Qu’est-ce que tu crois ?

— On dirait… on dirait qu’il y a du brouillard par endroits…

— Tu rêves !

— Moi je suis sûr que c’est la Lune !

— Et ça ? Tu es sûr que c’est le Soleil ? Le nôtre ?

Car l’étoile tutélaire apparaissait. Rouge. Pourpre. Écarlate. Tache de sang un peu noirâtre semblait-il. Dardant quand même ses rayons, mais avec cet aspect sinistre des grandes catastrophes.

Et la lumière pleuvait, sanglante, à la fois sur l’astronef, ces malheureux désemparés tombant dans le vide, et ce décor qui ne pouvait réellement être autre que celui, classique depuis toujours, de ce qui avait été et n’était peut-être plus le satellite de la Terre.

La Terre qu’on entrevoyait sous un certain angle. Un croissant. Vestige d’un astre qui avait été le plus fécond, le plus aimable de l’univers. Le paradis terrestre changé en enfer.

Les pauvres gens, se soutenant mutuellement, cherchaient une solution et Molvida songeait à leur conseiller le plongeon individuel.

Soudain, dans un micro, résonna une petite voix :

— J’ai vu une étoile filante !

Il y eut des protestations, des ricanements et Mourad lança :

— Idiote !…

C’était Fathia qui avait parlé et tous protestaient. Tous sauf Titus qui intervint :

— Pas si idiote que vous voulez bien le dire… Moi aussi, j’ai cru voir…

— Mais vous devenez dingues ! gronda Cyrille. Une étoile filante ! Sur la Lune ! Alors qu’il n’y a pas d’atmosphère… Une météorite ne s’enflamme et ne se consume qu’au contact de la masse gazeuse et…

Fathia pleurait presque dans son casque-masque :

— Je suis sûre que je l’ai vue… Et Titus comme moi !

— Tu n’as qu’à faire un vœu ! ironisa Cyrille.

— À moins que…, murmura Molvida.

— Eh bien, parlez, commandant !

Il serra les poings, eut un geste véhément.

— Par la nébuleuse du Crabe ! Nous sommes bien sur la Lune ! Alors ? Je n’y comprends plus rien !…

Un moment encore, la descente se poursuivit, relativement lente mais l’allure de la lourde épave risquait de s’accélérer au fur et à mesure qu’on se rapprochait du sol, qu’il s’agisse ou non de la Lune.

Ils pouvaient admirer le décor. Lunaire incontestablement et légèrement noyé à leurs yeux, du moins par zones éparses, d’un léger revêtement brumeux.

La lumière rouge nimbait tout cela et ils voyaient encore çà et là des points dispersés dans l’espace qui étaient leurs malheureux cosmatelots, errant au gré de cette pesanteur relative et qui eux aussi se rapprochaient de la surface planétaire, s’écartant plus ou moins de l’astronef.

— Il va falloir sauter ! prononça Molvida.

Nul ne protesta. Il demeurait le commandant de bord et selon les normes héritées de la marine terrienne aux nobles traditions, quitterait le vaisseau le dernier.

Ce qui fut fait. Molvida se souciait évidemment du sort de ses compagnons, mais également de la cargaison, en particulier de l’oradium. Pour l’instant, le précieux minerai ne risquait pas grand-chose. L’épave s’écraserait quelque peu mais la Lune était déserte, au moins dans sa plus grande surface. On récupérerait ensuite par tous les moyens les containers et puis on aviserait. Avec les autorités.

Mais il était permis de se demander ce qu’il en était des autorités après le cataclysme qui avait totalement perturbé la structure administrative de la Terre.

Cyrille sautait, tenant Lynn par la main tandis que Mourad accompagnait Fathia.

Les derniers cosmatelots avaient déjà évacué le vaisseau.

Titus avait tenu à demeurer jusqu’au bout auprès de Molvida. Il lui était très attaché, ayant fait auprès de cet officier la plus grande part de sa carrière de cosmoradio.

Il l’aida donc à lancer encore quelques rétrofusées qui avaient l’avantage de ralentir considérablement la chute de l’astronef mutilé. Les deux hommes eurent le dernier scrupule de visiter l’épave, ce qui restait du Sygnos, afin d’être sûrs qu’il n’y avait réellement plus personne à bord, les uns ayant été projetés lors de la dislocation de la carène, d’autres se jetant volontairement dans le vide.

Puis Molvida prononça, très calmement :

— Maintenant, occupons-nous de Flaw et des deux autres !

Car les mutins avaient été soigneusement enfermés par Cyrille et Mourad.

Mais quand le commandant et son fidèle ami parvinrent en cet endroit du navire spatial, ils constatèrent que ce qui avait servi de cellule était éventré, que la porte arrachée gisait dans un couloir et que bien entendu Flaw, Wallbar et Osk avaient disparu.

Victimes, comme certainement quelques autres, de la catastrophe finale ? Ou rescapés en se jetant hors du cockpit démantelé ? On ne savait.

Molvida eut un geste fataliste. Il avait fait son devoir.

— Viens, dit-il à Titus. À nous !…

Ils vérifièrent leurs scaphandres et décidèrent de sauter conjointement, s’amarrant simplement par leurs mains jointes, comme l’avaient fait leurs compagnons.

Et le maître du bord quitta le Sygnos, le cœur horriblement serré, réconforté par l’étreinte fraternelle du brave Titus.

Ils virent passer au-dessus d’eux la masse énorme de ce qui avait été un brillant vaisseau interstellaire. Sa course, commandée par la pesanteur lunaire, l’entraînait loin, selon une diagonale fléchissante, vers des monts qui se dressaient au-delà d’une plaine parsemée de cratères vers laquelle tombaient les cosmonautes.

La chute parut interminable. Finalement, ils réussirent à parvenir au sol sans encombre ou presque en exécutant la cabriole classique du parachutiste exercé.

Mais ce qui les avait surpris, au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du terrain aride, c’était d’avoir l’impression de s’enfoncer, non dans le vide total d’un monde dénué de toute sphère gazeuse, mais bien dans un léger brouillard, à peine consistant, qui paraissait s’étendre sur cette plaine.

Molvida et Titus se relevèrent et se sourirent à travers les masques des casques. Ils étaient meurtris, mais indemnes. Ils échangèrent quelques mots, soucieux avant tout de retrouver au maximum l’équipage et leur équipe.

Au loin, des gens faisaient des signes et ils eurent la satisfaction de distinguer la haute silhouette du beau Mourad et celle, mince, fragile, de la petite Fathia.

Ils se rejoignirent promptement et tout de suite les exclamations fusèrent :

— Mais c’est bien la Lune !

— Pas de doute… ce paysage… Et puis, le Soleil sur l’horizon… Il est rouge, anormal, tout ce qu’on veut, mais c’est lui, le Soleil…

— Et ce croissant ? On le connaît bien… Notre pauvre Terre !

— Mais il y a comme de la brume…

— Oui… En plaine… Parce que les monts… Regardez !… Là-haut, c’est très net et aucune nuée ne masque ces aiguilles… tout ce qu’il y a de lunaires…

Il importait de retrouver les autres. Il fallut à peu près une demi-heure en mesure classique de la Terre pour qu’on vit enfin reparaître Cyrille et Lynn-aux-yeux-violets qui ne s’étaient pas lâchés. Un peu après, ils virent, sur un flanc de coteau, des silhouettes, qui étaient celles de Koonti et de trois cosmatelots.

Molvida reprenait espoir et la petite troupe se reformait petit à petit.

Ils étaient à la joie de se retrouver quand Lynn cria :

— Le Sygnos… Il va tomber !

Pendant ces derniers instants, ils l’avaient presque oublié. Chose curieuse, la chute finale de l’astronef avait été considérablement retardée par une chaîne de fusées mise à feu par Titus et le commandant juste avant leur plongée.

La pesanteur réduite avait favorisée cette descente au ralenti et ce n’était qu’à présent que l’épave achevait sa course.

Tous, silencieux, assistèrent au dramatique finale.

Accélérant soudain sa descente, la lourde masse disloquée piquait sur le massif montagneux dominant la plaine. Ils la virent, comme un javelot de titan, piquer sur un mont, le pénétrer avec une violence inouïe, provoquant une série d’avalanches, précipitant des rocs monstrueux, brisant de nombreuses aiguilles, crevant les flancs de la montagne blessée pour s’y encastrer partiellement tandis que de nombreux éléments métalliques se détachaient encore, volaient dans tous les azimuts, lancés parfois à des centaines de mètres du point d’impact.

Ils se taisaient. Cela leur faisait mal. N’était-ce point leur navire ?

Pendant quelques instants, ils assistèrent à la fin de cette carcasse qui les avait emmenés de la Terre au monde lointain de Pégase, et à laquelle ils avaient fini par attribuer une vie propre tant est fertile l’imagination humaine jointe à une inévitable sentimentalité.

Un immense nuage de poussière montait du massif, né de ce choc formidable, et comme toujours, la force de gravité étant tellement plus faible que sur la Terre, les particules paraissaient longuement flotter avant de regagner le sol proprement dit, si bien que la nuée ainsi formée ne se dissiperait pas avant de longues heures.

Et puis Cyrille soupira, dans son micro :

— Nous aurons vu cela !

Une phrase bien banale, qui cependant prenait pour eux des résonances tragiques.

Fathia murmura :

— Oui… et nous avons ENTENDU !

Ils se regardèrent. Et derrière les masques de dépolex, leurs yeux jetaient des lueurs nouvelles.

Ils avaient ENTENDU.

En ce monde en principe sans air où le son ne porte pas, ou presque pas. Mais l’écrasement du Sygnos s’était bel et bien accompagné d’un grondement, évoquant un tonnerre assourdi, qui leur était parvenu. Et dans l’émotion générale, il fallait la réflexion de Fathia pour qu’ils en prennent conscience.

— Mais alors ???

— La Lune ?

— Non ! Non !!! Ce n’est pas la Lune !…

Ils étaient abasourdis. Dans les rutilances émanant de l’astre sanglant, ils se sentaient affolés. Où étaient-ils donc tombés ? Cette étoile de sang, était-ce vraiment leur Soleil ? Et ce croissant représentait-il vraiment la Terre, la chère planète natale, si mutilée fût-elle ? Et ce sol ? Plusieurs d’entre eux avaient déjà fait quelques séjours sélénites. Encore qu’ils eussent peine à situer la région où ils se trouvaient, ils étaient prêts à jurer qu’on était bien sur la Lune.

Cela devenait hallucinant. Molvida décida de se mettre à la recherche d’éventuels camarades survivants. D’autre part, on pouvait espérer trouver une base, la conquête lunaire ayant commencé depuis un bon moment.

Ils se mirent en route après deux heures de repos. Déjà, outre la fatigue, la faim, la soif, se faisaient sentir. Et Molvida avait aussi le souci de rejoindre l’épave. On y trouverait des provisions, des armes, mais évidemment plus une goutte d’eau.

Ils partirent, théorie de spectres, s’aidant mutuellement, dans ce qui allait être désormais leur cadre de vie sous ce ciel froid et ensanglanté, la grande nuit solaire…